lundi, janvier 16, 2006

Entre deux mondes... ou les difficultés et joies de l'humanitaire !

D’Equateur je vous salue

La boite rouge a été abîmée par le voyage. Je tente d’arracher le plastique, dur comme tout, j’arrive pas. Les pots de confiture, les boites de CD, je m’en sors jamais avec ces choses-là. Quand il s’agit de les ouvrir. C’est du Chocolat Suisse et j’en ai très envie, alors je persiste. Marre du riz et de la soupe à la patate à tous les repas. Des papayes pourries. Un coup d’œil dans le placard, unique, qui contient toutes mes affaires. Pulls, chaussettes, quelques piles d’avance pour l’appareil photo. Pas de ciseaux, pas même un coupe ongles. Vas-y pour la lame de rasoir. Le film transparent cède enfin. Dénude la boite qui s’ouvre d’un coup. A failli se renverser. Odeur douce de l’enfance, de la vie d’avant, facile. Les soirée cinéma entre amis, les petits restaurants, les ballades nocturnes sur les bords du lac. A regarder les étoiles en discutant à voix basse. L’heure des confidences.
J’en saisis un. J’ai toujours commencé par mon préféré. Le chocolat au lait avec crème caramel à l’intérieur. Je croque le dessous pour pouvoir ensuite lécher le meilleur. Comme le chien maigre qui au dehors est en train de vider les poubelles pour lécher les blancs d’œufs restés au fond des coquilles. Je me fais surprendre. Avec la chaleur le caramel est liquide. Je mets le tout dans ma bouche, goulûment mais j’ai pas le choix. Lèche mes doigts.
Un coup d´œil à la fenêtre, la bouche pleine. Une femme pliée en deux coupe la luzerne à la main. Pas même à la serpette ou à la machette. A la main. Fait des petits tas. A la tombée du jour, elle chargera le tout sur son dos. De retour chez elle, étendra la verdure sur les deux étages des clapiers à cochons d’inde. Dans deux semaines c’est jour de fête, ils doivent être bien gros pour le marché. Au moins il devrait y avoir des acheteurs en cette saison. Noël est dans quinze jours. Pas de veillée sans pommes de terre à la sauce cacahuète et cochon d’inde grillé. Entier avec la peau. Ne pas perdre la peau qui se déchire sous les dents. Animal juste ébouillanté pour ôter les poils. Viande goûtée et si savoureuse. Met de rois. Indigènes rois le temps d’un soir. Rois de quoi ? Rois pour eux-mêmes.
Je retourne vers la boite rouge. Envoyée pour Noël et arrivée avec un peu d’avance. Pourtant d’habitude le courrier est toujours en retard. Un autre chocolat. Le même. Cette fois, je ne me laisse pas surprendre par le caramel. Il n’y en avait que deux. C’est le dernier, il me reste encore quatre mois ici. Bien sûr j’ai qu’une boite. 21 chocolats. Mais aujourd’hui je m’ennuie. Je lis depuis six heures du matin. Pas d’électricité. Coupure depuis le début de la semaine. Couchée à huit heures tous les soirs. Pas moyen de lire à la bougie. Les yeux trop fatigués par le soleil et la poussière. Encore trois heures avant d’enfourcher le vélo, de passer le chemin des eucalyptus, traverser le village de Telempala, puis débouler sur le sentier de terre, poursuivie par les chiens prêts à mordre si je m’arrête. Ouvrir le gros cadenas qui retient la porte de fer. Et enfin entrer dans la boulangerie. Entrer en scène. Attendre de voir arriver mes élèves avec une ou deux heures de retard.
Sur le chemin de eucalyptus je croise une gamine de huit ans. Ses pieds sont nus. Elle rattrape son cochon pour le remettre sur le droit chemin. Une grosse bête noire, au moins trente kilos. Elle a l’habitude. Le champs est encore loin mais ils y vont avec détermination. Au moins la gamine. Le cochon, c’est autre chose. Je les salue. Les double. Puis ils me rattrapent. Ça monte trop, je dois pousser le vélo. J’ai plus de souffle avec l’altitude. Enfin la descente finale.

Quinze heures, toujours personne. J’attends depuis une heure. J’ai déjà nettoyé toutes les plaques de cuisson, récuré le sol. Ma veste pue la graisse refroidie. Je m’assois par terre et griffonne quelques mots sur un bout de papier. Quelques objectifs du jour. En français dans le texte. 1- former. 2- responsabiliser. 3- Je ne sais plus. Je pense au chocolat glissé en dernière minute dans la poche de ma veste. Quand le four sera allumé il va fondre. Ce n’est pas raisonnable. Mais j’ai une excuse valable.
Enfin Marco passe le pas de la porte. Il s’approche pour me serrer courtoisement la main. Ses chaussures sont boueuses. Laissent de grosses traînées brunes sur le sol. Carrelage blanc. Je n’élève pas la voix. Je m’applique à sourire. Peuple suffisamment humilié au cours des siècles derniers. Devenu craintif et sensible. L’essentiel c’est qu’il soit là. Son sourire un peu forcé laisse paraître ses dents tâchées d’ocre.
Premier arrivé, il a le choix de ce qu’il fera. Pain, sablés ou gâteau à la mangue. Jeune apprenti aimant par dessus tout les travaux de cuisson. Allumer le four, attendre que l’aiguille ait fait un tour et demi. Le thermomètre ne va que jusqu’à cent vingt degré. Quand il indique – 10 on peut enfourner. Ça ne le gène pas, de toute manière il avait jamais vu un thermomètre de sa vie. Qu’est ce que ça peut bien lui faire qu’on enfourne à – 10 degrés ou à 210 ?
En attendant que ça chauffe, je lui montre comment faire la pâte du pain à la quinoa. Il faut améliorer la nutrition de la communauté. C’est riche en vitamines et en acides aminés. On trie les grains. Puis il faut les frotter pour nettoyer. Faire des cercles avec les paumes en appuyant bien fort. Ça c’est lui qui me montre. Je sais pas faire. J’ai juste un grand père boulanger qui m’a appris un peu le métier avant de partir. Je veux dire, la pâte à pain, les croissants. Bon, les pâtisseries, on n’en fait pas ici, c’est trop cher. Il était pas peu fière le grand père, quand je lui ai annoncé que je partais là-bas aider à monter une boulangerie. Il m’a dit : « Tu verras, c’est un dur mais beau métier ». Je l’ai cru. Moi aussi j’étais fière de marcher dans ses pas. Et puis, quand j’ai un soucis, s’il n’y a pas de coupure d’électricité, je peux toujours l’appeler, lui demander. C’est comme les consultations de médecin à distance, ça marche pas à tous les coups. Mais au moins je me sens moins seule face aux doutes. C’est mon joker. Sauf que je joue pas une partie de carte, mais le pain de tout le village. Cinq cent personnes qui comptent sur moi. Sur nous.
Retour à la quinoa. Cuire. Plus d’une demi-heure. C’est long à cause de l’altitude. Verser les petits grains presque translucides sur la pâte à pain après avoir égoutté. Marco garde le jus de cuisson et le boit encore chaud. Il m’en laisse la moitié. C’est excellent pour les reins, me dit-t-il. Je bois, on ne refuse pas. Tâchant de ne pas perdre la face. Malgré le goût étrange. On dirait un mauvais thé infusé trop longtemps. La chaleur du four me donne le tournis. La sueur coule sur les visages. Je finis la tasse avec un sourire. Améliorer la qualité de l’alimentation commence par accepter les recettes ancestrales. Du moins j’essaye de m’en convaincre. J’irai voir plus tard sur Internet les vertus du jus de quinoa. Au fond de moi je sais qu’il a raison.
Arrive, Marivelle. Deux heures de retard. Pas de ma faute j’ai dû amener les lamas de l’autre côté de la colline, grand-mère est malade. Passe pour cette fois. Mais la pâte est terminée, que reste-t-il à apprendre ? Je lui propose de faire au moins quelques crêpes. C’est bien les crêpes, parce que c’est mou. Les gens ici ont de mauvaises dents. Ou plus de dents du tout. Je rappelle patiemment les mains lavées au savon, les œufs dans le lait avant la farine.
Marco et Marivelle n’osent pas prendre l’initiative quand je suis là. Ils écoutent docilement avant d’aller rire de mon espagnol approximatif quand j’aurai le dos tourné. Ils ont quinze ans, encore un peu des gamins. J’écoute, je rassure, même si leurs doutes, ils se les confient en quechua. Alors forcément, je ne les comprends pas. Ressentir. Etre à l’écoute des rires. Nerveux ou moqueurs. Parfois heureux.
Marco jette un coup d’œil à la fenêtre. On joue au foot. Quand il sortira les derniers pains du four il fera nuit. Il revient su fourneau l’air rêveur. Marivelle entame sa première crêpe avec la peur de faire mal. Et de devoir essuyer les critiques de la communauté. « Marco fait mieux que moi. » D’une voix douce, je réconforte : « Tu vas apprendre. » Elle tente sans conviction. Retourne trop tôt, la pâte accroche, se déchire. Spatule toute engluée. Ça sent le brûlé maintenant. Dommage, l’odeur de pain dominait depuis peu celle de la graisse refroidie. Panique lorsqu’elle réalise que l’autre poêle est toujours vide. Marivelle appelle Marco. Il se fait prier. « J’arrive ma femme », dit-il, sourire malicieux. Si content qu’on fasse appel à lui. Il m’interroge du regard, je hoche la tête en signe d’approbation. Il explique en quechua. Mieux que moi sans aucun doute. Pas seulement parce qu’il parle la langue maternelle. Aussi parce qu’ils sont complices.
Marivelle réussit sa première crêpe. Elle est très fière. Et que dire de lui… Il a quitté l’école à onze ans. A erré en ville de petit boulot en petit boulot. A ciré les chaussures. Aidé aux champs, mais ça gagne pas bien. Vendu les bonbons à l’unité. Surtout, repérer les métisses bien habillés. Tant pis s’ils donnent sans sourire, avec condescendance. Même mendié une fois ou deux. Il préférerait l’oublier. Ce n’est pas digne d’un Indien quechua.
Le minuteur sonne. Les pains de quinoa doivent être prêts. Marco ouvre le four. Jette un coup d’œil. M’adresse un sourire. Je viens de comprendre que je n’aide pas seulement à la concrétisation d’un projet communautaire, à la création d’une micro entreprise. Je leur apprends un métier. Et plus que cela, le droit d’exister. D’être reconnus pour ce qu’ils sont. Indigènes qui sont trop souvent regardés de haut par les métisses. Indiens des campagnes qui vivent dans les maisons en terre battue.
Pour rien au monde je ne voudrais être ailleurs.

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

C est promis Stéphanie ....nous allons t envoyer une autre boite de chocolats Suisses !!mais je ne sais pas si cela suffira pour ...4 mois !! maman

12:21 PM  

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