lundi, avril 10, 2006

Quel avenir pour les communautés Quechuas des Andes équatoriennes ?

Après sept mois parmi les Quechuas, à l'heure où le départ approche à grands pas, je me pose une question : que sera ce peuple dans 10 ans, dans 20 ans ? Existera-t-il encore une identité spécifique ? Un lien communautaire, c'est-à-dire unissant les membres d'un même village ? Sans jouer les visionnaires, je voudrais juste livrer quelques pistes de réflexion. ..

Le peuple des Indiens Quechua, estimé aujourd'hui à 10 millions de personnes, comporte une grande diversité. Bien que partageant une langue, des mythes, un rapport à la nature, les Quechuas d'Amazonie n'ont ni les mêmes rites ni le même mode de vie que ceux des hauts plateaux andins. Les locuteurs de Cuzco peinent à comprendre ceux d'Otavalo, au Nord de l'Equateur, et la communication se révèle souvent plus facile, au final, en espagnol.
Dans le cadre de ce petit exposé sur l'avenir de ce peuple, je m'appuierai sur ce que je connais, à savoir la sierra, partie montagneuse du centre de l'Equateur.

1) L'irruption de la ville à la campagne

Les jeunes ruraux portent des jeans mais se disent Quechuas. Ils ne parlentplus vraiment correctement la langue de leurs ancêtres mais la comprennent. Leur langage est un curieux mélange, une sorte d'hybride qui emploie la structure espagnole (absence de déclinaison, verbe accolé au sujet plutôt qu'en fin de phrase) et les mots de la langue vernaculaire. Plus que la langue,c'est toute l'identité traditionnelle qui peu à peu semble se déliter. D'un côté, le monde rural, ses traditions, son unité pluriséculaire. De l'autre, les mythes de la ville : l'indépendance, la consommation. Au quotidien, pas d'eau courante à la maison, mais la télévision : c'est ainsi dans de nombreux villages de la province du Chimborazo.
Est-il adéquat de parler de progrès pour caractériser les évolutions actuelles du « campo », de l'arrière pays ? Le niveau de santé s'améliore, bien que 68 % des Indiens soient encore malnutris ; l'éducation primaire voire secondaire se généralise peu àpeu. Les années 1990 ont vu l'émergence du mouvement politique indigène Pachakutik (littéralement, le « retour à la terre ») et la reconnaissance des Indiens comme citoyens à part entière. Il devient admis, même si c'est matériellement difficile, que les Quechuas aillent à l'université.
Mais l'accès à l'enseignement, à la télévision conduisent aussi à une prise de conscience de la pauvreté et à une volonté farouche de quitter ce qui soudain est perçu comme la misère. Le rêve d'une fuite, d'un ailleurs s'affirme. Peu de jeunes croient en un futur meilleur sur leurs propres terres, et le mythe de la ville et de l'étranger grignote peu à peu. Pour ceux qui ne peuvent l'atteindre, il reste le jean, les baskets d'imitation américaines, les troismots d'anglais fièrement prononcés au touriste qui par hasard passerait parlà.
Souvent, les jeunes finissent par décrocher un travail en ville, et la mutation s'avère plus complète encore : téléphone portable, blouson de sport, lecteur CD. Là, auprès de lui, la musique quechua...

Tel est le paradoxe de la jeunesse se revendiquant en ville tant qu'elle est à la campagne, et redécouvrant ses racines loin de celles-ci. A la première fête, les 20-25 ans sont de retour au village, enfilant le poncho et rejoignant le groupe de danse traditionnel. De même, certains rites restent incontournables, ainsi ceux liés à la mort : on veille le cercueil en mangeant, buvant et organisant des jeux autour du défunt.« Un dogme fondamental de la religion inca prétendait que les morts étaient fréquemment transformés en êtres surnaturels qui pouvaient influencer en bien ou en mal la destinée des vivants. Les parents décédés étaient donc l'objet d'un culte fervent ». Il semble bien que cela reste vrai encore aujourd'hui.
Peu à peu naissent deux perceptions différentes de la culture. Pour les femmes et enfants vivat au quotidien du travail des champs, il s'agit d'une manière d'être. Les fêtes et les naissances rythment la vie comme depuis toujours. pour les jeunes, les hommes travaillant en ville (peu de femmes abandonnent leurs terres), le retour à la communauté devient retour au source, un temps d'exception et non la règle.

2) La question de l'exode rural

Avec l'exode rural, encore mal mesuré mais dont il est aisé de constater les proportions qu'il prend à la vue des innonbrables quartiers qui se construisent, avec si peu, autour des villes, c'est une identité nouvelle qui s'affirme. Une génération née en ville et pour qui l'identité traditionnelle est en partie déconnectée de la nécessité. Les fètes n'ont plus le mème sens lorsqu'elles ont lieu entre personnes d'horizons différents. Si les individus s'avèrent capables de recréer en ville des liens communautaires très forts, chacun reste néanmoins fortement attaché à son origine. A son lieu de naissance. Combien ais-je été étonnée de constater la marginalisation d'une femme née dans une communauté située à dix minutes de son lieu de vie actuelle. Lorsqu'elle danse avec ceux de la communauté où elle vit, elle porte une bayeta, ce carré de tissus plié en deux sur les épaules, de couleur bleue. Toutes les autres femmes sont en rouge. Ne s'étant pas mariée avec quelqu'un de la communauté, n'ayant aucune autre raison qu'un choix personnel de vivre là, elle n'aura jamais complètement sa place. Elle sera parcontre bienvenue dans sa communauté de naissance, même si son départ ayant impliqué qu'elle ne prenne plus part aux réunions et travaux communautaires, elle a perdu ses droits de citoyenne.

L'exode rural implique donc la naissance d'identités à géométrie variable: d'un côté, il y a les attaches traditionnelles au village, à la famille; de l'autre, on assiste à la recréation d'une communauté de vie dans les faubourgs de la ville. Vie polarisée par quelques lieux stratégiques, comme la « Casa Ingigèna" à Riobamba, ce lieu d'accueil, de discussion et d'enseignement initiédans les années 1980 par Monseigneur Proaño pour éviter la perte de culture, de repères qui affecte trop souvent les migrants.

Dans un récent article, Le Monde annonçait la disparition de la langue quecha d'ici 90 ans. Or toute la tradition est orale. ..
En découvrant leur légitimité politique, en se découvrant aptes à vivre en ville, à imiter les métisses, les Indiens ont commencé à perdre leur identité propre, à se rapprocher du monde moderne. La génération actuelle amorce une transition, revient encore parfois aux sources, mais qu'en sera-t-il dans 50 ans ? Dans quelle mesure faut-il regretter ce bouleversement qui s'accompagne aussi d'une légère élévation du niveau de vie ?