jeudi, avril 06, 2006

La guerre des temps

Au commencement il y eut les sourires, l’accueil les bras chargés de présents, pommes de terre de la dernière récolte, cochons d’inde grillés à la sauce cacahuète et, persuadés que c’est le plus grand des honneurs, les bouteilles de soda nord-américain. Je découvre avec enthousiasme ces gens si chaleureux, visiblement très reconnaissants de l’aide que leur apporte la petite association à laquelle je me suis jointe. Je suis touchée de la capacité d’accueil dont font preuve les Indiens Quechuas qui me présent spontanément leurs danses ancestrales, leurs rites, leurs habitudes.
Dès les premiers jours, pour mieux se connaître, je donne un coup de main aux travaux collectifs. Ensemble, nous passons quelques journées à creuser des tranchées pour les canalisations, à tamiser la caillasse pour ne garder que ce qui servira pour le ciment. On s’observe, mi-amusés mi-déconcertés. Ils peinent à concevoir que l’on ne puisse pas se rendre en France en bus...
Les semaines passent, la construction de la boulangerie dont je m’occuperai n’avance que deux ou trois jours par semaine, je prends le temps de découvrir l’environnement, la région. Je découvre les liens qui unissent les membres des communautés, ces villages qui ne sont pas seulement un groupement d’habitats mais une association de personnes avec sa mémoire orale particulière, cherchant d’un commun accord un destin qui sera celui de tous.
Je cherche à comprendre comment il convient de s’y prendre pour aider sans imposer. Je me souviens d’une communauté où avaient été construites des latrines. La peinture en bleu et blanc tranchait avec les maisons de terre, discrètes au flanc de la colline. Faute d’avoir été raccordées à l’eau, elle ont été transformer en poulaillers. Comment éviter l’écueil de l’assistanat sans partir trop tôt....

Après le temps de l’observation vient celui de l’action, et je suis chargée de transformer les quatre murs qui s’élèvent devant moi en une boulangerie. Me voilà face à une vingtaine de femmes, superbement élégantes avec leurs chapeaux blancs et longues jupes noires traditionnelles, attendant que je leur donne la « recette miracle »… Dans mon espagnol encore largement hésitant, je préfère leur demander de faire des essais, de goûter, et peu à peu, la pâte prend forme. Quelle fierté lorsque finalement Leurs pains sortent du four !
Il s’agit ensuite de former ceux qui seront les boulangers de la communauté. Une femme et trois adolescents se présentent. Je sens que l’apprentissage sera long, aucun d’eux ne sachant bien lire (ce qui pourrait pourtant servir pour les recettes !) ni utiliser une balance et encore moins le grand four à gaz….
Au bout d’un mois, néanmoins, les pains sont corrects, les acheteurs nombreux. Mais les difficultés ne tardent pas à survenir : attirés par le mythe de la ville et les salaires plus élevés, deux jeunes quittent l’équipe, il faut reprendre les bases avec d’autres, la qualité tarde à vraiment s’améliorer. Viennent les premières critiques, « Le pain n’est pas cuit » « Le pain est trop dur » « Ce n’est pas rentable »… J’explique, qu’il faudra du temps, que les moyens manquent, que par exemple la levure ne se conserve pas bien pour l’instant faute de réfrigérateur, ce qui nous joue parfois des tours. Mais je ne suis pas entendue : quand on a arrêté l’école à onze ans, parce que c’était au tour des plus jeunes d’y aller, que l’on a passé les années suivantes entre la culture de la terre et la garde des moutons de pâturage en pâturage, pas facile de penser à long terme. D’accepter que l’association ne puisse pas tout faire, qu’il faille de la patience, encore et encore...
Le projet est soudain ébranlé par la volonté farouche d’une réussite à court terme. Mes compagnons n’ont pas grand chose, et ils pensent que le monde qui apparaît de l’autre côté des écrans de télévision ou même en ville ne doit pas être si loin. Alors ils travaillent comme des fous, douze heures par jour. Aux champs, coupant l’herbe, menant les animaux au loin, venant travailler à la boulangerie, rentrant préparer le dîner avant de tisser à la chandelle jusqu’à épuisement. Ils voudraient se sauver de la misère instantanément, devenir « comme les autres », ces métisses qui leur rappellent encore si souvent, d’un regard dédaigneux ou d’un geste dégoûté, qu’ils ne sont « que » des Indiens. Mais apprendre à faire du pain, à gérer une entreprise, il ne faut pas seulement de la volonté, du courage, mais un temps d’apprentissage ! Alors c’est la guerre du temps. Il me faut expliquer encore et encore que mieux vaut améliorer le pain avant d’aller vendre plus loin. Que même si dans l’immédiat la communauté gagne moins, il est important de constituer des réserves au cas où le pétrin ou le four tomberaient en panne. Pourtant, inlassablement, avec un sourire qui masque mal le ton de reproche, on me demande pourquoi les bénéfices sont encore inexistants, pourquoi le pain ne se conserve pas aussi bien que celui de la ville. Un jour je réponds par l’humour, l’autre par l’explication solennelle et argumentée.

La solidarité est un travail de longue haleine. Il ne s’agit pas simplement de récolter quelques fonds pour permettre l’achat de machines, il faut encadrer, aider, soutenir, toujours prendre en compte les données psychologiques, culturelles. Sans perdre pour autant de vue que ne rien imposer en matière de gestion de l’entreprise revient à signer sa perte à moyen terme… Ce qui ne ferait que renforcer l’impression de ces gens de « n’arriver à rien » et de « ne rien savoir ». C’est chaque jour pendant plusieurs mois qu’il faut venir, répéter les mêmes gestes, ancrer les habitudes pour former ceux qui prendront la relève, créer des élites locales qui ne soient pas seulement capables de gérer l’entreprise mais soient conscientes de l’importance que leur présence constitue pour la communauté.
A l’heure où l’on remercie sans courtoisie les jeunes de leur travail des six derniers mois, je me demande si ma présence n’est pas désespérément trop courte. Et puis, le soir même, un appel, on me demande lequel des jeunes est le plus capable et pourrait rester en poste. Officiellement parce qu’une des femmes qui devait prendre le relais s’est désistée, mais je sais bien qu’il faut quelqu’un pour transmettre les recettes, le savoir-faire acquis ces six derniers mois...
Je me dis que je n’ai peut-être pas complètement perdu la guerre des Temps.